Face aux événements qui se déroulent en Tunisie et en Égypte, deux obsessions ont surgi dans le débat politique et intellectuel en France. D’abord, « la peur de l’islamisme », invoquée à longueur de débats et dans les colonnes des journaux ; ensuite, la volonté « d’aider et accompagner » ces révolutions en cours dans le monde arabe.
Des intellectuels et militants politiques arabes ont beau répondre que la peur de l’islamisme est une création occidentale, que diverses forces sont en œuvre dans les changements qui s’annoncent dans leurs pays, et que c’est de la conjonction de toutes ces forces que pourrait surgir la démocratie aujourd’hui réclamée… Rien n’y fait. En France, de nombreux commentateurs, journalistes, politiques et autres intellectuels, qui, tout en se réjouissant de la fin de « l’exception arabe » – entendez un peuple interdit de libertés démocratiques ou supposé imperméable à celles-ci – échafaudent les pires scénarios tous plus menaçants les uns que les autres, pour l’Occident. Les Frères musulmans négocient avec les tenants du régime égyptien ? Horreur et damnation ! Demain, prédisent ces fins penseurs occidentaux, ces islamistes pourraient instaurer en Égypte un régime « à l’iranienne ». Le Tunisien Ben Ali s’est enfui ? Parfait. Mais attention prévient-on : on a bien aperçu dans les manifestations à Tunis quelques barbus en tête des cortèges ! Les islamistes sont tapis dans l’ombre, et la Tunisie pourrait demain être soumise à la Charia…
Alors même que l’insurrection en Tunisie fut déclenchée par des jeunes armés de téléphones portables et d’ordinateurs connectés sur les réseaux sociaux, et souvent inspirée par une jeunesse iranienne armée de ces mêmes outils de résistance, les analystes politiques en Occident continuent de percevoir ces mouvements nouveaux comme l’antichambre de leur cauchemar récurrent : la peur de l’autre, de cet « orient compliqué » comme disait le Général de Gaulle. Et c’est bien la persistante « orientalisation » de ces insurrections, pourtant légitimes là comme ailleurs, qui brouillent les commentaires, engendrent de nouvelles formes de cécité à l’égard de ces peuples. Pourtant, une observation des ces situations, exempte de tout préjugés, permettrait de comprendre que la revendication qui s’exprime en Tunisie ou en Égypte aspire simplement à l’universel, coïncidant avec celles qui, à travers le monde, ont permis de faire régner, ici et là, les valeurs de la liberté, de l’égalité et de la justice.
Mais les préjugés, tenaces, ne veulent voir dans ces mouvements en cours dans le monde arabo-musulman que l’ombre projetée d’une menace fantôme. Alain Finkielkraut, proclamé philosophe, met en garde contre un monde arabe accédant au pluralisme politique, et dont les opinions, diverses, se dresseraient toutes comme une, contre Israël… Pour ce penseur français, la démocratie dans le monde aboutirait à la concentration de la haine à l’encontre de l’État juif. Un délire « savant », que Finkielkraut décline jusqu’à plus soif, dans un geste torturé, sur les plateaux de télévision…
Disons-le donc : après tout, en quoi les mouvements islamistes, admettons dangereux, aux thèses les plus obscurantistes et haineux, seraient-ils différents des partis d’extrême droite émanés de l’idéologie nazi, qui pullulent en Europe, recueillent les suffrages d’électeurs, et sont de plus en plus associés à la gestion de la chose publique ? Le reste du monde s’inquiète-t-il, pour autant, de voir ces partis politiques attenter à son intégrité ? Ces non-occidentaux, non-blancs et non-chrétiens, que ces partis désignent comme l’ennemi à détruire, sont-ils pour autant saisis d’une angoisse de fin du monde et de tous les instants ? On peut alors, légitimement, s’étonner, que l’Occident, qui s’est révélé, dans l’histoire récente de l’humanité, comme le champion toutes catégories d’agressions diverses perpétrées contre les peuples d’ailleurs, se drape, aujourd’hui, dans l’immaculé manteau de la victime potentielle d’une menace barbare qui viendrait d’ailleurs, de ces peuples forcément « inquiétants »…
Autre obsession française : ce furieux désir « d’aider » les peuples arabes révoltés… Depuis qu’ils ont pris en cours le train des révolutions tunisienne et égyptienne, les politiques français et leur chœur antique médiatique n’ont que ces mots à la bouche : « aider », « accompagner ces peuples amis ». Que pouvons-nous faire maintenant ? s’interrogent-ils. Ils veulent aider. Certains proposent même d’aider à la formation des partis politiques, afin de les initier aux vertus de la démocratie… Toute cette sollicitude s’exprime soudainement. Au nom de l’expertise française en matière de « révolution » (oui, 1789-1799, la séparation de l’église et de l’Etat, la Terreur, la République, tout ça…). Au nom aussi de la « proximité » disent-ils encore, de ces peuples du pourtour méditerranéen… S’il le fallait, au nom de cette proximité, on les intègrerait dans l’Europe, pour les ramener plus près de la France, toujours plus près… Tant d’amour soudain émeut, forcément. Sauf qu’en face, ces peuples en révolte, tournés vers leur univers intérieurs, ne demandent rien à la France, ou à l’Occident. Et l’on pose la question : comment vouloir aider ou accompagner, dans cet élan subit, ce qu’on n’a ni prévu, ni souhaité, et pas davantage imaginé hier encore ? Sur France 2, dans l’émission « Mots croisés », Hicham Ben Abdallah El Alaoui, cousin du roi du Maroc Mohammed VI, invité dans l’émission, interrogé à maintes reprises par ses interlocuteurs à propos de l’aide que la France pourrait apporter aux nations arabes en révolution, répondit simplement : « Nous vous demandons une neutralité bienveillante, rien de plus »… Cette phrase devrait suffire à refouler le fantasme d’une France éclaireuse des nations, encore enfermée dans ses illusions « civilisatrices ».
Mais les obsessions sont parfois tenaces dans cet Occident qui peine à reconnaître que le centre de gravité du monde s’est déplacé ailleurs… D’autres mondes émergent, fabriquant leur propre idée de la puissance ou de l’indépendance… Ces mondes communiquent désormais entre eux, enfantent leurs révolutions en puisant en eux-mêmes, dans leur biotope, les constituants de leur dessein. De nouveaux modèles d’émancipation émergent, issus d’autres centres du monde qui surgissent, divers, multiples, convergents… Forces centrifuges ou centripètes qui contribuent à inventer un nouvel ordre mondial qui n’est pas l’œuvre d’un ordonnateur unique… L’Occident, débarrassé de ses certitudes obsolètes, devra apprendre désormais à marcher dans cette nouvelle organisation du temps et des mouvements du monde…
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