[Mise à Jour 12 Décembre 2021]
Dans la nuit du 7 décembre 2021, la juridiction d’exception – Cour de Répression
des Infractions Economiques et du Terrorisme (CRIET) – créée par le régime du Président Patrice Talon, condamnait à 10 ans de prison l’opposant Frédéric Joël Aïvo, à l’issue d’un procès où l’aberration le disputait à l’inconcevable. Quelques jours après, le 11 décembre, c’était au tour de l’opposante Reckya Madougou d’être condamnée à 20 ans de réclusion criminelle par cette même machine politico-judiciaire...
Un dossier vide de preuves et de sens, et l’incapacité patente des juges à étayer les accusations de « complot contre la sûreté de l’Etat » – variante désormais connue d’accusation de « terrorisme » – et de « blanchiment d’argent »… « Faites de moi ce que vous voulez » (1) : cette phrase fut prononcée, de guerre lasse, au cœur de cette nuit du 7 décembre 2021, par l’accusé Frédéric Joël Aïvo, en direction d’une Cour dont le verdict était manifestement fixé avant même la tenue de ce procès. Nous vivons une époque formidable où les nouvelles tyrannies ne s’embarrassent plus de forme ou de nuance. Inutile de nous attarder ici sur la dérive autocratique signalée au Bénin, depuis l’accession au pouvoir en 2016 de l’homme d’affaires Patrice Talon. Inutile de rappeler que dans le Bénin actuel, tout mouvement d’opposition est assimilable à une « association de malfaiteurs ». Nous avons largement développé, au cours des derniers mois et années, l’irrésistible désintégration de la démocratie béninoise à laquelle s’est attelé ce régime qui a, avec un cynisme consommé, privatisé à son profit, en plus des leviers de l’Etat, l’ensemble des secteurs vitaux de la vie nationale.
Face à cette déconstruction en règle de l’histoire politique et sociale du Bénin,
Joël Aïvo, constitutionnaliste de renom, s’était donné pour projet de restaurer les valeurs démocratiques. En se portant candidat à la présidentielle du 11 avril 2021, il s’engageait à « réparer » cette démocratie abîmée par les assauts mortifères des nouveaux tenants d’une invraisemblable tyrannie. Une candidature jugée outrecuidante à l’égard du président sortant qui a banni toute concurrence et toute forme de compétition de la vie politique nationale. Le rejet de la candidature de Joël Aïvo sera suivi, le 15 avril 2021, de son arrestation et de son incarcération assortie de traitements dégradants. Il est tout aussi inutile d’insister ici sur une procédure judiciaire effarante où un prétendu « flagrant délit » fut ensuite gaillardement remplacé par une instruction aux conclusions tout aussi artificieuses. Bien que le procès – annoncé cinq jours seulement avant sa tenue – ait confirmé la vacuité de l’accusation, celui qui est devenu l’un des prisonniers personnels du régime Talon a été renvoyé en prison. Pour 10 ans, formellement. Le temps, pour la néo-dictature béninoise, de fortifier son règne, sans s’exposer à l’expression d’une opposition aussi affirmée qu’incorruptible. L’opinion qui a suivi ce simulacre de procès hésite, depuis, entre la colère et la nausée.
Quelques jours après le procès de Joël Aïvo, le 11 décembre, c’était au tour de l’opposante Reckya Madougou d’être condamnée à 20 ans de réclusion criminelle par une machine judiciaire destinée à exécuter un processus d’élimination radicale des opposants indésirables. Reckya Madougou, candidate elle aussi empêchée à la présidentielle d’avril 2021, avait été appréhendée, à la manière d’un kidnapping, et incarcérée le 3 mars 2021. Elle était poursuivie pour « association de malfaiteurs et financement du terrorisme ». Le procès, commencé dans la matinée du 10 décembre, s’acheva le lendemain, au petit matin. Aucun élément ne permit de confirmer les charges opposées à l’accusée. Au fil des auditions, les motifs du procès apparaissaient de plus en plus confus, et les voix de la défense furent quasiment absentes dans un climat d’invraisemblable cafouillage. Ce verdict effarant avait été prédit par des observateurs avertis, plusieurs jours avant la tenue de ce que des Béninois qualifient à présent de
« procès de la honte ».
Les procès de Joël Aïvo et celui de Reckya Madougou confirment un peu plus encore le message envoyé aux adversaires de l’actuel exécutif béninois : choisir entre l’exil ou la prison. Cette sidérante équation ne souffre aucune forme de négociation. Après la transition autocratique entreprise par ce pouvoir, voici venu le temps de la tyrannie ordinaire et, disons-le, du terrorisme d’Etat. Nombre d’observateurs peinent encore à y croire. Et pourtant, cette réalité a déjà imposé son empire dans ce pays dont le « patrimoine démocratique » n’est plus qu’une évanescente évocation.
Quelles seront les suites de cette tragédie à huis-clos ? De quels ressorts disposent les citoyennes et citoyens béninois pour en infléchir le cours ? Quels en sont les complices locaux et étrangers, ceux-là qui savent sans jamais dénoncer, préférant œuvrer à la dissimulation ou au travestissement de l’ampleur de cette crise et des enjeux qu’elle induit ? « Celui qui n’empêche pas un crime alors qu’il le pourrait s’en rend complice », disait Sénèque. Au Bénin, ainsi que l’on a pu le voir ailleurs, l’histoire se souviendra certainement de ceux qui savaient sans jamais dénoncer. De ceux qui ont accepté d’être les agents-relais ou les promoteurs d’un pouvoir aux desseins alarmants. En attendant, l’ordre de la peur règne au Bénin. Face à cet « ordre », difficile de ne pas convoquer Rosa Luxembourg, qui rappelait fortement en son temps que « ces « vainqueurs » qui exultent ne s’aperçoivent pas qu’un « ordre », qui a besoin d’être maintenu périodiquement par de sanglantes hécatombes, va inéluctablement à sa perte. »
Francis Laloupo
(1) EXTRAITS DES INTERVENTIONS DE FREDERIC JOËL AÏVO DEVANT LA COUR DE REPRESSION DES INFRACTIONS ECONOMIQUES ET DU TERRORISME (CRIET), LE 6 DECEMBRE 2021 :
« Depuis huit mois, l’État m’a abandonné et livré à mes adversaires politiques.
Depuis huit mois, je n’ai rencontré sur mon chemin de croix aucun serviteur de l’État soucieux de mes droits. Madame la Présidente, l’État m’a abandonné aux mains de mes accusateurs qui ont eu le loisir de faire de moi ce qu’ils ont voulu et parfois en violant les lois de la République. En huit mois, on m’a affligé toute forme d’humiliation. Me voici en gilet de prisonnier devant vous. J’en ai en bleu barré jaune fluor et en bleu barré rouge fluor. Je suis présenté devant le Procureur Spécial, je suis présenté au Juge d’Instruction, puis enfin en session criminelle. Comme un criminel. J’ai connu la sirène hurlante de la Police et de la voiture des prisonniers. J’ai même connu les menottes, oui les menottes, car figurez-vous, que le Capitaine Rodrigue Ridagba, régisseur de la Prison civile de Cotonou m’a posé les menottes pour quelques minutes sur un trajet de moins de dix mètres à l’intérieur de la prison avant de me les enlever une fois dans la voiture. Evidemment, chacun savoure le trophée qu’il tient en main.
Madame la Présidente, j’ai dit que l’État m’a livré à la vengeance et à la punition
de mes adversaires et que la justice ne s’est jamais préoccupée de mes droits. Au contraire. En prison, j’ai connu l’insalubrité de ma cellule, l’indignité, l’humiliation de recevoir mon épouse debout et parfois sous la pluie. Depuis huit mois, je n’ai jamais pu m’asseoir avec ma femme pour régler les problèmes de nos enfants. Cette maltraitance que je subis depuis huit mois sans avoir rien fait à personne, c’est mon chemin de croix. Je porte ma croix depuis huit mois et je serai prêt, si c’est votre décision, à reprendre ma croix et à la porter de nouveau avec dignité et patriotisme. » (…)
« Madame la Présidente, messieurs les accesseurs. Il ne revient pas à la justice criminelle d’arbitrer les adversités politiques. (…) J’aimerais vous faire remarquer que seule la démocratie est éternelle. On peut en sortir mais croyez-moi, on y revient toujours. La démocratie, c’est la sécurité et la sûreté pour tous. Hors de la démocratie, c’est l’aventure pour nous tous. Aujourd’hui c’est moi, à qui le tour demain ? Pour finir Madame la Présidente, Messieurs les accesseurs, j’ai fait don de ma personne au Bénin. Vous êtes aussi des enfants de ce pays, faites de moi ce que vous voulez. »
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