L’ancien président malien Amadou Toumani Touré, dit ATT, s’en allé ce 10 novembre. Deux jours plus tard, le monde était informé du décès de l’ancien chef d’Etat ghanéen Jerry J. Rawlings. En ces temps décidément compliqués, certaines disparitions provoquent une émotion singulière. Accentuant un peu plus encore le critique scénario qui se déploie depuis plusieurs mois en Afrique de l’Ouest où l’actualité est dominée par les crises politiques en Guinée Conakry et en Côte d’Ivoire. Sans compter l’extraordinaire déliquescence du Mali, les interrogations que suscite le devenir du Togo ou encore les menaces qui pèsent sur la vie politique au Bénin.
La disparition d’ATT et Rawlings, qui a provoqué une vive émotion au sein de l’opinion, prend une dimension emblématique dès lors qu’elle intervient dans un contexte où les fragiles certitudes acquises depuis les années 90, et qui avaient ouvert le champ des possibles pour les habitants de cette région, sont mises à rude épreuve par les dérives régressives observées actuellement dans certains pays. Voici venu, en Afrique de l’Ouest, le temps des crises du « troisième mandat » et des tentations autocratiques qui replongent la région dans les ténèbres de la violence systémique, de l’impasse générationnelle et de la désespérance sociale. Face à cela, l’histoire d’ATT et de Rawlings, artisans alors inattendus de l’avènement de la démocratie dans leurs pays – au Mali en 1990 et au Ghana en 1992 -, remonte dans les mémoires, en contraste avec une préoccupante actualité. C’est pour cela peut-être qu’en cette époque marquée, à maints égards, par un brouillage inédit des repères, l’absence de ces deux hommes active des réflexes nostalgiques. Parce que, dans la mémoire collective, leur irruption sur la scène politique avait projeté leurs pays vers des horizons porteurs de nombreuses espérances.
Hommage affectueux à ces deux hommes que j’ai eu l’avantage de rencontrer, à plusieurs reprises. J’aimerais me souvenir ici de leur humanité, au-delà de leurs fonctions et de leurs gestes politiques au demeurant déterminants pour leurs pays. Me souvenir de ces moments où, au Palais de la Présidence de Koulouba à Bamako, ATT, peu porté sur les contraintes désuètes du protocole, m’appelait « Petit frère ». Je n’étais pas le seul à être désigné ainsi. Il avait beaucoup de « petits frères ». A l’exercice traditionnel de l’interview, il préférait des échanges « entre nous », détendus, sans fards et sans surcharge. Cette familiarité traduisait chez lui une combinaison toute particulière de rigueur militaire et de refus de tout formalisme dans l’exercice du pouvoir. Nos échanges étaient francs et exigeants. Je ne l’avais pas revu depuis son départ du pouvoir, à la suite coup d’Etat du 22 mars 2012 qui mit prématurément fin à son mandat. Je souhaitais, à distance, qu’il connaisse une suite paisible de son parcours. Malgré les tourmentes desquelles son pays peine à s’extraire.
Amadou Toumani Toure
On disait de Jerry J. Rawlings qu’il était une forcede la nature. C’est vrai qu’il ne laissait rien paraître de ses épreuves de santé qu’il affrontait depuis quelque temps. J’avais gardé, comme si le temps était resté figé, le souvenir d’une énergie débordante, que nous croyions inoxydable. Le militant panafricaniste était intarissable lorsqu’il parlait des défis du continent. Il aimait le Ghana, par-dessus tout. Le Ghana au cœur, l’Afrique comme une obsession. Même à l’écart du pouvoir présidentiel, il consacrait le plus clair de son temps à dessiner les voies du devenir africain, à professer l’urgence de l’engagement citoyen au service du développement. Il ne savait pas dissimuler son impatience d’être à la fois acteur et témoin de la matérialisation du « rêve africain », de « la mise en mouvement » des intelligences collectives. Il y avait chez cet homme particulièrement attachant, une volonté permanente et quelque peu tourmentée de changer la vie, comme une inconsolable mélancolie des révolutions inachevées.
Jerry John Rawlings
Avant de l’avoir rencontré, j’avais fait la connaissance de son épouse Nana Rawlings. C’était à l’occasion d’un voyage de travail à Tokyo au début des années 90. Une militante, affichant une parfaite harmonie d’idées avec son mari. Au cours de ce séjour au Pays du Soleil Levant, elle avait exposé et défendu, dans le cadre d’un colloque, un système endogène et novateur de développement du secteur agricole initié par le gouvernement et les acteurs sociaux ghanéens, sous l’impulsion du Président J.J. Rawlings. Quelques années plus tard, je rencontrai pour une première fois Jerry Rawlings qui s’était retiré du pouvoir. Nous avions eu une longue conversation dans un hôtel parisien sur les grands défis économiques et politiques que devait encore relever le Ghana, à l’instar de bon nombre de pays du continent. Sa parole étaient ponctuée de ces mots qu’il martelait comme une exhortation : égalité et justice sociales, redistribution, morale publique, respect des institutions, valeurs communes… Nichée dans ces souvenirs intacts, cette séquence, jamais oubliée, au cours de laquelle J.J. Rawlings m’avait confié qu’il ne commençait jamais sa journée sans avoir mangé une gousse d’ail. Il me conseilla d’en faire de même. C’était, me recommandait-il, « très bon pour le cœur ». Excellent pour la santé, insistait-il. Un détail, peut-être. Qui est resté présent dans ma mémoire, toujours associé aux moments partagés avec ce personnage exceptionnel. Ce sont peut-être ces fragments d’humanité qui forgent le mieux le souvenir et la nostalgie. Francis Laloupo
Journaliste, éditorialiste et enseignant en géopolitique.
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