Opinions, Humeurs et Géopolitique

Le blog de Francis Laloupo

Ukraine : Danse avec Poutine…

Vladimir Poutine 4Le 5 mars dernier, le Parlement de Crimée, jugé illégal par Kiev, a voté le rattachement de la province à la Russie. La partition de l’Ukraine est de fait, consommée. Après plusieurs jours d’une ronde diplomatique aussi vaine que pathétique, les Occidentaux tétanisés et démunis d’arguments décisifs, en sont réduits à rechercher la meilleure manière de « sortir par le haut » d’une crise où l’homme fort de Moscou, Vladimir Poutine, n’a cessé d’imposer son jeu, en sachant, à chaque instant, éviter ou contourner l’erreur fatale. Y compris en recourant au mensonge le plus spectaculaire, lorsqu’il affirme, sans sourciller et sans rire, devant un parterre de journalistes, qu’aucun soldat russe n’était présent en Crimée, au moment même où ses troupes, chargées de sonner la fin de la récréation en Ukraine, encerclaient les casernes, transformant les militaires ukrainiens en prisonniers sur le propre territoire… On peut s’étonner que le dirigeant russe use de cette forme archaïque de communication et de manipulation des opinions à une époque marquée par la vitesse de l’information, et où tout se sait et se voit en temps réel à travers la planète. Mais l’on sait que même les anachronismes de Poutine peuvent se révéler d’une redoutable efficacité.

L’Europe et les Etats-Unis ont beau prôner le dialogue, dénoncer une violation du droit international et de la souveraineté de l’Ukraine, tout en brandissant l’arme des sanctions contre la Russie… Le plan russe poursuit son imperturbable progression…  Poutine continue de pousser son jeu, défiant les pays occidentaux en les renvoyant à leurs propres contradictions… La Russie accusée de fouler du pied le droit international ? Que nenni, répond le maître du Kremlin. Et d’asséner qu’il est aussi respectueux du droit international que les puissances occidentales l’ont été à l’égard de l’Irak ou de l’Afghanistan… Poutine revendique un droit de regard sur l’évolution politique en Ukraine, « au nom de la démocratie » et parce que « la Russie a un devoir de protection des personnes qui nous sont liées par la culture… » Avec un inébranlable cynisme, l’homme use de cette même rhétorique sur laquelle se sont bien souvent fondées les interventions militaires menées par les puissances occidentales dans leurs zones d’influence… Il est vrai que nombre de pays pointant aujourd’hui un doigt accusateur en direction de la Russie, ne se sont pas, dans l’histoire récente, souvent montrés vertueux à l’égard du droit international… N’empêche que, – et Poutine feint volontairement d’ignorer – toute intervention étrangère dans un pays souverain, sans l’aval de l’Onu, équivaut à une agression caractérisée et à la violation d’un territoire… Dans l’affaire ukrainienne, l’objectif non dissimulé de Poutine est d’imposer, sur la scène internationale, le « bon droit » russe et, partant, une redéfinition des aires d’influence respectivement reconnues pour la Russie et les puissances occidentales… Ce faisant, l’homme qui a affirmé que «la plus grande catastrophe du XXe siècle a été l’effondrement de l’URSS », ne prend pas en compte la restructuration des pôles d’influences politique et économique qui s’opère depuis les années 90, avec, notamment, la montée en puissance des pays émergents, l’affirmation de l’autorité de la Chine sur la scène mondiale, ou encore, le « décrochage » progressif de certains pays africains des systèmes anciens d’alliance – ou de tutelle – politique. Difficile, dans cette configuration qui ne cesse de complexifier, de restaurer une gestion binaire – russo-occidentale – du monde. En somme, en même temps que les puissances occidentales s’empêtrent dans leurs schémas surannés de gestion de la diplomatie internationale, la Russie de Poutine entraîne son pays dans un projet fantasque, celui du retour d’une puissance russe dressée contre des ennemis occidentaux fantasmés qui, en réalité, ne nourrissent aucun projet militaire hostile à son encontre. Ainsi se présente le grand théâtre de la politique internationale de nos jours : la mythologie poutinienne face aux rodomontades des Occidentaux politiquement désarmés. C’est la valse désuète d’un système de confrontation qui ne cesse de convoquer le passé, et vis-à-vis duquel la majorité des habitants de la planète affiche désormais une totale indifférence…

Car, en réalité, quelques jours après la démonstration de force militaire de Poutine sur le sol ukrainien, Européens et Américains semblent avoir intégré la primauté du bon droit russe sur le destin de l’Ukraine. Mieux, certains commentateurs, en France, n’hésitent pas à manifester leur soutien à Poutine, tout en stigmatisant l’impuissance européenne. Poutine, maître du jeu ? En France, une phrase revient dans les débats, depuis quelques jours : « Personne ne veut mourir pour Kiev.» Insensiblement, l’Europe, réaliste, sans diplomatie et sans défense communes, reconnaît sa « défaite » face à la Russie de Poutine… Le 4 mars, sur la chaîne de télévision Arte, à l’issue d’un débat sur la situation en Ukraine, une députée européenne concluait : « Nous avons tout accepté de Poutine, et en retour, il nous méprise, il sait que nous n’avons pas d’armée… » De quelle marge de manœuvre disposent les pays occidentaux dans cette affaire ukrainienne ? Malgré les menaces de sanctions économiques proférées par les Européens et les Américains, la Russie et ses alliés de Crimée imposent leur agenda. Interdits et maintes fois refoulés depuis une semaine, dans leur tentative de pénétrer en Crimée, les agents de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) en sont à constater la prééminence de l’ordre russe sur leur mandat… Par ailleurs, le 3 mars, une réunion des ambassadeurs des 15 pays membres du conseil de Sécurité s’est soldée par un constat de désaccord entre Occidentaux et Russes. Et les recommandations du secrétaire général Ban Ki-Moon en faveur d’une « désescalade » en Crimée sont demeurées sans effet sur les représentants du Kremlin.

En Syrie, en Iran comme en Ukraine, le monde, selon Poutine, s’impose face à l’impuissance militaire et diplomatique de l’Union européenne et à la restriction progressive des capacités d’action d’une Amérique qui peine à se défaire des boulets de ses guerres controversées en Irak et en Afghanistan…

Poutine maître du jeu, certes, mais à quel prix ? Pour le secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen, le positionnement  des troupes russes en Crimée est « la plus grave menace pour la sécurité européenne depuis la Guerre Froide.» Et d’ajouter que la comportement de la Russie « menace la paix en Europe »…  Inquiétant, sinistre, ne dissimulant rien de son mépris des valeurs promues ailleurs que dans sa Russie – démocratie, respect des droits des minorités, orthodoxie financière, transparence électorale, pluralisme des opinions –, Poutine s’appuie, pour imposer son « bon droit », sur les régimes les plus réfractaires à ces mêmes valeurs, au nom d’un anti-occidentalisme faussement doctrinaire et assurément matois. Plus compliqué, cette culture politique revendiquée s’appuie sur la promotion du multilatéralisme où le relativisme culturel sert de prétexte à toutes les formes de tyrannie. Ainsi, n’oublions pas que cet homme, considéré par une certaine opinion, en Afrique notamment, comme un héros dressé contre les œuvres de l’Occident n’est, avant toute autre considération, qu’un obscur autocrate, un populiste pétri d’un conservatisme crépusculaire, essentiellement attaché à son propre destin politique, et dont le profil et le projet politique se situent aux antipodes des aspirations actuelles, en Afrique, et ailleurs.

Quels premiers enseignements tirer de cet épisode ukrainien, eu égard à l’état du monde ? Une interrogation s’était imposée, à la fin années 80, au lendemain de la chute du Mur de Berlin : à quoi allait ressembler le nouvel ordre mondial ? L’Amérique, triomphante, de Bush père au fils, tentée par l’affirmation de la suprématie américaine, résista à la promotion d’un nouveau système mondial multipolaire. Une résistance poussée jusqu’à la caricature, avec la conceptualisation, par George W. Bush d’un « axe du bien et du mal », et l’érection unilatérale en système de pensée des « devoirs » – du bon droit – de l’Amérique dans le monde. On connaît la suite de l’histoire. Barack Obama proclamera, en rupture avec son prédécesseur, la nécessité de la construction d’un monde multipolaire où l’Amérique serait, non plus un donneur d’ordres, mais un partenaire dans le champ des relations internationales. Une option saluée par tous, mais qui ne fut pas suivie de l’élaboration de nouvelles règles du jeu. Une tâche à laquelle aurait dû s’atteler l’organisation des Nations Unies qui, depuis, on le sait, se contente de naviguer à vue sur les vagues des crises et des tensions politiques à travers la planète.

Après l’énoncé d’un nouveau système mondial multipolaire, restait à savoir quel allait en être le mode de gestion, et surtout comment, dans ce nouvel ordre international, allait s’opérer la répartition des pôles de puissances. Comment prendre en compte, dans le cadre de la diplomatie internationale, la montée en puissance des pays « émergents » auxquels s’est associée la Russie de Poutine, au nom, justement, de la diversification des pôles d’influence ? Le champ ouvert d’un multilatéralisme sans règles commune et sans référentiels politiques, a transformé, au nom de la mondialisation, la planète en une vaste zone franche où les plus puissants font leur marché, en termes économiques ou d’influence politique et militaire, dans un désordre qualifié de « maîtrisé » par les diplomates. Alors, à qui aura profité les failles d’un système annoncé, mais non ordonnancé ? Dans ce contexte de multilatéralisme débridé, la Russie « humiliée » par la ruine de son empire soviétique, et incarnée par Poutine, attendait son heure. D’abord président, puis Premier ministre, avant de redevenir président à l’issue d’élections fortement contestées, Vladimir Poutine n’a cessé d’appliquer un agenda, celui de la revanche contre les Occidentaux – Etats-Unis et Europe – qui n’ont cessé, pour leur part, de mésestimer la profondeur de la crise de leur propre système économique, voire politique. Une crise qui absorbe l’essentiel de leur énergie, et qui, au fil des années, les a transformés, sans jamais qu’ils l’acceptent, en puissances moyennes. Un statut auquel ils semblaient peu préparés, et qui, aujourd’hui, les incite à l’humilité face aux crises qui impliquent des acteurs tels que la Chine et la Russie, soutenues en arrière-plan par leurs partenaires « émergents ». Ainsi, le dossier ukrainien apparaît comme une démonstration spectaculaire et fortement médiatisée du nouvel ordre multipolaire : la confrontation des puissances moyennes et « relatives » que sont devenus l’Europe, les Etats-Unis d’Amérique et la Russie. A cet égard, il faut bien constater l’inadaptation des instruments diplomatiques disponibles – notamment ceux conçus par les Nations Unies – vis-à-vis de cette configuration conflictuelle des temps actuels. Toutefois, même si l’Onu continue d’être à la remorque d’un monde qu’elle est censée réglementer, c’est encore à elle qu’il revient de résoudre cette impérieuse équation : comment construire un monde multipolaire dans la sécurité, en instaurant des mécanismes, acceptés de tous, de régulation des conflits d’influence ? De la réponse à cette question dépend, à l’époque actuelle, une gestion efficiente de la paix et de la guerre sur la planète.

Francis Laloupo

Une réponse à “Ukraine : Danse avec Poutine…

  1. eugeneyesse 12 mars 2014 à 0 h 16 min

    « le droit international … »? Il n’existe pas sauf à être utopiste. Ce sont les relations internationales qui existent. Elles se déclinent en un rapport de forces. L’enjeu ici se résume en une question: où s’arrête l’Occident? Dit autrement où commence l’aire de sécurité de la Russie? En guise de réponse, Poutine ne fait pas que danser; on peut dire aussi qu’il envoie au monde les bons baisers de Russie! E.Y

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