Au moment où nous publions ces lignes, une question s’est installée au centre de la diplomatie internationale : la Russie va-t-elle envahir l’Ukraine ? Ou encore : quand et comment les troupes russes vont-elles investir l’ancienne république soviétique, devenue indépendante en août 1991 après l’effondrement du bloc de l’Est ?
Vladimir Poutine a donc décidé d’engager une démonstration de force militaire afin de signifier aux pays membres de l’Otan son « droit à se protéger », y compris en réaffirmant sa prééminence sur une zone d’influence qui s’apparente aux nostalgiques oripeaux de l’empire soviétique. Et ce au nom d’une « légitimité territoriale » aux sources et destinations hypothétiques, et dont Poutine est à la fois l’artisan et l’ordonnateur. C’est donc au nom de cette « légitimité » que la Russie décide d’imposer dans le jeu international, en ce 21e siècle, le droit de son pays à prendre d’assaut une entité étatique souveraine. Face à cette réalité, les diplomaties occidentales, ayant intégré cette donne insensée, en sont réduites à adresser des suppliques et des mises en garde dérisoires au maître du Kremlin, avec pour seul espoir que ce dernier ne les contraigne à une confrontation militaire pratiquement inimaginable.
Pour la Russie, la question est de savoir jusqu’où étendre la démonstration de son « bon droit » (notion autrefois réservée aux Etats-Unis) ; pour l’Europe et les Etats-Unis, la question est de savoir comment conserver leur crédibilité politique face à ce défi russe aux contours imprévisibles. Ce qui se joue dans ce bras de fer géopolitique, c’est bien la capacité de la diplomatie occidentale à infléchir le système « clos » de pensée d’un Vladimir Poutine dont l’agenda, bien souvent personnel, ne se réfère pas toujours – c’est le moins qu’on puisse dire – aux « conventions internationales » par ailleurs de plus en plus évanescentes.
Ces dernières années ont été marquées par la lente structuration d’un protocole conflictuel entre la Russie et ses adversaires désignés occidentaux. Moteur de cette nouvelle conflictualité : les comptes et rancunes mal soldés de la fin de la guerre froide. Ainsi donc, le dossier ukrainien agit comme le point nodal de ces tensions, une manière d’ultime rendez-vous d’explication sur fond de menace d’une confrontation armée entre la Russie et ses alliés d’une part, et les Etats-Unis et leurs alliés européens d’autre part. L’affaire ukrainienne, brasier méthodiquement entretenu par le Kremlin depuis l’effarante annexion de la Crimée en 2014, cristallise les tensions géopolitiques, voire idéologiques, qui se sont développées sur la scène politique au cours des dix dernières années, entre ce que l’on désigne comme l’axe occidental « progressiste », et la coalition montante des régimes « illibéraux » voire autocratiques, dont la Russie voudrait être le chef de file. Derrière les blindés russes, la volonté non dissimulée de Poutine de fixer dans le jeu politique international un nouvel « ordre », davantage favorable à Moscou, et à ce que l’on désigne aujourd’hui comme « l’axe illibéral », dont les contours ne cessent de se préciser en Europe et au-delà.
Face à cette réalité, de quelle marge de manœuvre disposent les interlocuteurs occidentaux quelque peu tétanisés par les « audaces » du dirigeant russe ? Au regard des initiatives américaines et européennes – respectivement menées par Joe Biden et Emmanuel Macron –, il semble que la diplomatie occidentale s’applique avant tout à marquer sa présence dans ce contexte conflictuel, sans se faire d’illusion sur sa capacité à désamorcer l’offensive de Poutine. Dans ce poker menteur, nulle place pour le compromis qui constitue l’essence de toute négociation politique. Deux systèmes de pensée se font face, révélant l’étendue de leurs incompatibilités. L’important pour les occidentaux, c’est de ne pas rééditer la relative passivité – aveu implicite d’impuissance ? – qui fut constatée lors de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Il faut dire que face à ce qui relevait d’une entrave majeure au droit international, la réaction de la communauté internationale fut d’une troublante timidité. L’on se rappelle que le 27 mars 2014, lors de l’adoption par l’Assemblée générale de l’Onu d’une résolution non contraignante condamnant le rattachement de la Crimée à la Russie, 58 pays avaient choisi l’abstention, et une vingtaine d’autres étaient absents à ce vote. La Russie pouvait alors compter sur le soutien de la Syrie et la prudente compréhension de la Chine. Alors que Moscou se montrait indifférent aux récriminations de ladite communauté internationale, l’audacieuse captation de la Crimée dans le giron russe confirmait la réalité d’un monde désormais voué aux règles aussi variables qu’aléatoires, vis-à-vis desquelles l’autorité de l’Onu n’a cessé de s’émousser.
Au-delà des arguments des uns et des autres, l’invasion de l’Ukraine serait indicative de l’équation initiale selon laquelle la Russie serait aujourd’hui la seule puissance militaire imposant au monde son droit à entreprendre l’annexion ou l’invasion de territoires souverains, quasi impunément. Face à cette anomalie politique, quel est encore le degré de pertinence du « droit international » ? La confrontation entre les deux axes – progressiste et illibéral – dessine aujourd’hui le nouvel ordre mondial. S’il ne s’agit nullement d’un remake de la guerre froide, il va bien falloir prendre acte d’un affrontement systémique durable entre deux logiciels mécaniquement voués à ne produire que des faux-semblants et des dialogues de sourds.
Alors, comment pourrait-on continuer d’entretenir l’illusion d’un ordre international unique auquel seraient encore associées toutes les nations ? Comment continuer à faire de l’anachronique Conseil de sécurité la boussole de la vie des nations, alors qu’il n’est plus qu’un monstre issu de toutes les impostures d’avant et après la guerre froide ? Avec une organisation onusienne vidée de son sens premier, peut-être faudrait-il se résoudre à officialiser deux conceptions radicalement opposées des politiques internationales, pour en fixer les modalités et les structures conflictuelles. En somme, sortir des clairs-obscurs diplomatiques et en finir avec l’illusion d’un pacifisme post guerre froide qui ne résiste plus aux assauts de profonds antagonismes idéologiques et culturels. Peut-être. Peut-être seulement…
Francis Laloupo
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