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Le blog de Francis Laloupo

En mémoire d’Alexeï Navalny, victime emblématique du régime Poutine

Tragiquement prévisible, la mort en détention d’Alexeï Anatolievitch Navalny, le 16 février 2024 à l’âge de 47 ans, souligne un peu plus encore la nature d’un régime criminel et d‘un système d’oppression dont l’influence aux funestes conséquences se déploie dans le monde, et singulièrement en Afrique. Le décès d’Alexeï Navalny intervient à un mois d’une élection présidentielle sans compétition en Russie, avec une « réélection » programmée de Vladimir Poutine.

En mémoire d’Alexeï Navalny, en hommage et afin que nul n’en ignore, cet extrait de mon ouvrage « Blues Démocratique 1990- 2020 » (Editions Karthala) :

(…) Le 3 juin 2021, comme pour fortifier davantage encore un système qui ne s’embarrasse plus de nuances, Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie, promulgue une loi excluant dorénavant les opposants de toute compétition électorale. Sans citer explicitement les opposants, le texte, précédemment adopté par les députés et les sénateurs du Conseil de la Fédération, interdit aux « collaborateurs d’organisations extrémistes » de participer aux élections. Dans ce texte, les mouvements de l’opposition sont assimilés à des « organisations extrémistes » dont les membres ne pourront plus être élus. En réaction et en pure perte, ce qui reste d’opposition visible en Russie dénonce une « loi opportuniste » à la veille d’élections législatives prévues en septembre 2021. Plus précisément, selon les opposants, cette loi viserait les partisans de l’opposant Alexeï Navalny, détenu dans un camp de travail depuis janvier 2021. Précédemment, il avait été soigné en Allemagne après une tentative d’empoisonnement imputée à un groupe d’espions spécialisé du service de renseignement russe (FSB). Le réseau de bureaux d’Alexeï Navalny est désormais classé dans la catégorie des organisations « extrémistes ».

En même temps que la mise en place de cette loi d’exclusion visant des opposants, les observateurs relèvent en Russie en ce mois de juin 2021 une brutale accélération de « l’instrumentalisation du pouvoir législatif et judiciaire » à l’encontre des adversaires désignés du régime. À la veille des élections législatives de septembre 2021, une vaste campagne d’intimidation – convocations, perquisitions, détentions – est menée à l’encontre de citoyens russes considérés comme des « éléments hostiles » au pouvoir. C’est dans ce climat qu’a été placé en détention provisoire Andreï Pivovarov, ancien dirigeant de l’organisation Open Russia qui serait liée à l’homme d’affaires en exil Mikhaïl Khodorkovski, emprisonné en 2003 pour malversations financières et gracié par Poutine dix ans plus tard.

Que nous disent ces événements sur l’autocratie décomplexée qui a atteint son point d’ancrage en Russie ? S’ils nous renseignent un peu plus encore sur la préoccupante gestion des libertés publiques et des droits politiques en Russie, peut-on pour autant parler de « rupture démocratique » dans ce pays ? Rupture ou continuité, quand l’on sait la farouche opposition de Vladimir Poutine aux principes démocratiques assimilés, de son point de vue, à une hérésie occidentale ? Pourtant, si l’on porte les projecteurs sur le passé, on pourrait constater que le terme démocratie n’a pas toujours été un vice de raisonnement dans ses discours, surtout lorsqu’il les adressait aux pays occidentaux. Ainsi, en septembre 2004, dans le contexte de la lutte contre le terrorisme, et alors que son régime était soupçonné de pratiques contraires aux règles démocratiques, Vladimir Poutine avait déclaré devant un congrès mondial d’agences de presse : « La Russie a fait son choix il y a dix ans. Elle veut être et sera un pays démocratique à économie de marché, à orientation sociale… » Défendant la « Russie moderne » que, selon lui, l’Occident « ne comprend pas », il avait alors affirmé qu’il « n’y aurait pas de changement de cap ».

Toute la question était de savoir quel était alors le cap évoqué par le dirigeant russe. La suite de l’histoire révèlera bien une prise de distance résolue du pouvoir russe vis-à-vis des principes démocratiques. Ce qui a amené à en conclure à une rupture avec les « orientations démocratiques » énoncées par Poutine en 2004. Sauf à retenir la thèse d’un malentendu entre ces orientations et ce que le monde devait en attendre…

Depuis les déclarations de Poutine en 2004, la constitution méthodique d’un système russe a-démocratique, ne dédaignant pas le recours à des méthodes de répression dignes de la dictature soviétique, a progressivement creusé un fossé idéologique entre la Russie de Poutine et ses voisins européens, et plus loin, le grand rival américain. En juin 2021, lors de la rencontre entre Vladimir Poutine et son homologue Joe Biden récemment élu, ce dernier jugeait « non négociables » les principes du respect des droits humains et de l’État de droit. Commentant ce tête-à-tête exceptionnel, Michael McFaul, ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou entre 2012 et 2014 avait estimé qu’« à en juger par ses actions, Poutine ne veut pas d’une relation stable, prévisible ou normale avec Washington. Il a besoin des États-Unis comme ennemi ». Cette confrontation entre les options russes et les « nations démocratiques » serait donc devenue le principal outil de l’affirmation de l’influence de la Russie de Poutine sur la scène internationale. La question est de savoir quel en sera le coût, en termes de vies humaines altérées, de libertés anéanties, et aussi de désordres internationaux orchestrés et entretenus, au nom d’un insoutenable dogme autoritaire mâtiné d’une singulière conception de la « fierté russe ». Il faut, sans détour, poser cette question, tout en retenant que les injustices, les inégalités sociales et les entorses aux droits humains ne sont pas l’apanage des seuls régimes autocratiques. Osons poser cette question sans jamais absoudre les grandes démocraties de toutes les funestes actions et options politiques dont elles ont été, elles aussi, les auteurs au cours de notre histoire contemporaine. Ce faisant, les grandes démocraties ont, elles aussi, jeté de lourdes hypothèques sur la dynamique des relations internationales et le renforcement du droit international. Il faut néanmoins s’interroger sur les conséquences potentielles de cette confrontation inédite entre démocraties et nouvelles autocraties, afin d’en évacuer la charge tragique. En se rappelant que les tensions d’aujourd’hui préparent les guerres de demain.

[ Extrait de « Blues démocratique 1990-2020 » de Francis Laloupo – Editions Karthala, 2022 ]

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